Avez-vous remarqué que —du point de vue de la rentabilité— il n’y a pas pire investisseur que le semeur de cet évangile ! Il ne fait aucune distinction entre les terrains ! Il sème à tous vents, sans prêter attention au résultat possible, sans penser à choisir le meilleur terrain, le plus rentable, le plus fertile ! Il jette du grain partout, sans peur de le gaspiller. N’est-ce pas l’attitude de Dieu envers nous ? Il donne, inconditionnellement, envers et contre tout, sans tenir compte de nos mérites, sans mettre les humains dans des catégories… Oui, Jésus, envoyé du Père, est venu dans le monde pour semer sa parole. Et il la sème partout car il veut que cette parole atteigne tous les cœurs.
Avouons que cette manière de faire du semeur est bien loin de la nôtre : quoi de plus humain, en effet, que de penser à la récolte avant les semailles. Sans pour autant être dans le calcul, n’est-ce pas compréhensible de faire davantage confiance à ceux qui nous soutiennent, d’aimer ceux qui nous aiment en retour, de prendre soin de ceux qui sont dans la gratitude envers nous ? Car nous voulons tous avoir part à la récolte : un peu d’affection, de reconnaissance ! Mais Dieu, lui, est semeur ! Il n’est que don ! Et c’est ce que nous avons à devenir à notre mesure, sans nier ce que nous sommes. Il s’agit de vivre à la démesure de ce semeur de la parabole !
Car être semeur, ce n’est pas être moissonneur ! Semer —tout comme s’aimer— c’est fondamentalement inscrire en l’autre, des graines d’amour et de confiance. Et espérer qu’elles fassent seules leur chemin. C’est être dans le don, sans attendre le contre-don. Il s’agit en définitive de faire descendre le Royaume en nous, d’évangéliser notre cœur.
Voilà pourquoi Jésus, en expliquant la parabole, décrit différents terrains : ce n’est pas pour nous mettre dans des catégories, fertiles ou non, les vertueux ou les mauvais ! Les différentes terres ne sont pas là pour nous diviser. Elles sont là pour faire écho à notre cœur divisé.
Regardons, alors, nos cœurs divisés ! Ce sont des terrains, avec leurs terres fertiles, avec leurs zones d’ombres. Même si nous aspirons à plus d’unité intérieure, nous avons toutes et tous ces différentes parcelles en nous, ces lopins fertiles et ces terres arides. Pour certains, ces dernières seront des deuils non-encore faits, des histoires blessées sur lesquelles il semble impossible de voir refleurir un projet.
Ces terres désolées sont peut-être aussi des histoires qui refont sans cesse surface : le passé que l’on ressasse. Pour d’autres, le jardin de leur cœur est rempli de sillons mal retournés, de nœuds et d’angoisses, de névroses et de pierres d’achoppement, des « j’aurais dû » sur lesquels les espoirs trébuchent. Certains ont peut-être en eux des terres en jachère, autrement dit des projets envolés, avant d’avoir pu grandir. Leur courage est miné par le souvenir de vies éteintes avant d’avoir pu éclore. Nous pouvons aussi trouver au fond de notre cœur des lopins qui ne résistent pas à la durée. Des terres trop exposées au soleil… L’enthousiasme d’un instant est incapable de traverser l’épreuve ! Avec les aléas de la vie, pour certains, leur terre personnelle a peut-être un peu perdu de sa richesse première, et de son enthousiasme. Les expériences de la vie font qu’ils sont devenus davantage prudents, méfiants. Dans certains endroits de leur cœur, les ronces ont poussé, comme pour les protéger. Chez d’autres enfin, le terrain est devenu plus sec, plus rocailleux,… où plus rien de bon ne peut pousser.
Toutefois —et c’est l’extraordinaire message de cette parabole— il y aura toujours, absolument toujours au fond de l’humain une « bonne terre » à ensemencer, quoiqu’en dise notre expérience. L’Évangile vient nous dire qu’il y a toujours, au fond chaque être humain —même celui qui traverse l’en-bas— un lieu où la terre a gardé sa fraîcheur originelle.
Il s’agit du champ de Dieu, inscrit au fond de nous. Si dans nos vies, la moisson peut donc sembler loin, nous pouvons réellement découvrir une fécondité nouvelle. Car Dieu se réserve toujours une petite servitude de passage… dans le champ de notre cœur, pour venir y semer de la confiance !
Celui qui découvre cette terre fertile en lui devient davantage humain, il devient humus, bonne terre. Alors, il porte du fruit à la démesure de ce Dieu créateur, qui accompagne sa création inachevée, dans ce que la seconde lecture appelle « les douleurs de l’enfantement ». Alors, à chacun de nous de partir à la recherche de cette terre, en nous-mêmes, —de passer en quelques sorte des vacances en soi— afin de découvrir en nous cette zone qui aspire à la moisson ! Si nous nous mettons à la suite du semeur un peu fou de l’évangile, alors vraiment :
S’aimer deviendra semer : il n’y pas d’obligation de résultat !
S’aimer sera comme semer : donner est plus important que recevoir !
Semer à tous vents nous donnera d’aimer davantage : car l’amour est un sentiment qui se multiplie en se donnant. Amen.