Deux par deux !
Alors que sonne en France l’heure de l’été et des grands départs en vacances, la liturgie nous donne de relire ces quelques versets de l’Écriture qui relatent l’envoi des disciples. Partir vers un ailleurs. Porter à tous les hommes la Bonne Nouvelle.
Frères et soeurs, à chaque fois que nous écoutons ce passage de l’évangile, la tentation est forte de n’entendre que l’invitation à prier le maître de la moisson d’envoyer des ouvriers. Nous pensons alors un peu trop rapidement que ce texte s’adresse principalement et d’abord à d’autres : aux prêtres, aux missionnaires, aux coopérants, à ces hommes et ces femmes qui ont donné tout ou partie de leur vie pour le service de leurs frères, et être ainsi ouvriers du Royaume.
Dans l’évangile de Luc, Jésus vient à peine d’envoyer les Douze en mission. «Ne prenez rien pour la route, ni bâton, ni sac, ni pain, ni argent, ni tunique de rechange.» Il les appelle et il les envoie pour proclamer le règne de Dieu, pour annoncer la Bonne Nouvelle, pour faire des guérisons. Il y a urgence au départ. Il y a urgence pour la mission. Ils sont douze et l’Église, le peuple de Dieu, est à fonder : à douze, ils représentent les douze tribus d’Israël.
Et voici que Jésus recommence à appeler, et à envoyer ! Non plus douze, mais soixante-douze. Un chiffre évidemment symbolique qui désigne les peuples du monde entier, les soixante-douze peuples de la terre dont parle le livre de la Genèse. Décidément, il y a urgence pour la mission. La moisson est abondante et les ouvriers peu nombreux. La mission n’est plus confiée seulement à quelques-uns, elle s’adresse à tous. Elle s’adresse à tous les peuples de la terre. L’évangéliste n’a de cesse de rappeler que la Bonne Nouvelle n’est pas à destination seulement du peuple élu. Elle doit résonner, «jusqu’aux extrémités de la terre».
Les soixante-douze sont envoyés deux par deux. Ce ne sont pas des individus isolés qui sont appelés. Ils sont désignés et envoyés deux par deux, pour être des témoins. Un témoin seul risque fort d’être perçu comme un gourou ou un faux prophète. L’annonce de l’Évangile supporte mal de faire cavalier seul. À l’époque, pour qu’un témoignage soit valable, il fallait deux ou trois témoins. Etre envoyés deux par deux, c’est être appelés à faire équipe avec un autre. C’est découvrir et prendre en compte l’altérité, l’autre différent de soi. C’est faire ses premières armes avec les rudiments de la vie communautaire. C’est faire l’expérience de l’Église. C’est aussi participer à la marche des compagnons d’Emmaüs au soir de Pâques. Pouvoir avec un frère parler et reparler du chemin parcouru, des personnes rencontrées, des événements vécus, au point de reconnaître dans la force du partage et la grâce du dialogue le visage de celui qui rejoint toujours en chemin ceux-là mêmes à qui il donne mission de prendre la route et «d’aller dans toutes les villes et dans les localités où lui-même devait aller». Cette marche deux à deux, c’est aussi la marche des premiers missionnaires comme Paul et Barnabé, Barnabé et Marc, Paul et Silas. «Là où deux ou trois sont en mon nom, je suis au milieu d’eux».
Partir deux par deux ouvre l’avenir à ceux qui sont envoyés ensemble. Avez-vous déjà remarqué combien ne pas être seul est important pour aller loin, pour avancer, pour grandir. En cordée, un alpiniste n’est jamais seul : il y a toujours au moins quelqu’un d’autre qui fait équipe avec lui. Un cycliste du tour de France n’est jamais seul non plus : il roule toujours dans la roue d’un autre. Et, même, s’il est le leader, la vedette ou le vainqueur d’une étape, sa victoire est d’abord la victoire d’une équipe tout entière. Marcher en montagne se fait souvent à plusieurs, par sécurité certes, mais aussi parce que chacun à tour de rôle a vocation à entraîner les autres vers le col à franchir, ou le sommet à dépasser. Sur un voilier de plaisance ou sur un bateau de pêche, chacun aussi a sa place à tenir et son rôle à jouer. La main tendue à un malade sur un lit d’hôpital, les mots échangés, la parole du regard croisé sont aussi l’expression de ce que nous sommes appelés à vivre avec d’autres en témoins de la Bonne Nouvelle. Etre envoyés deux par deux conduit à découvrir au long de la route parcourue que l’autre nous met toujours en appétit pour habiter le futur.
Il y a quelques années, des lycéens et des étudiants m’avaient sollicité pour partir avec eux à Lourdes. A bicyclette ! Seul, l’idée d’un tel pèlerinage ne me serait sans doute jamais venue à l’esprit. Traverser la France, faire 800 km à vélo, même pour aller à Lourdes, relevait à mon sens un peu de la folie. J’ai cependant été étonné, en vivant ce pèlerinage, de voir combien la vie de groupe donnait à chacun la capacité de se lancer dans pareille aventure, et de dépasser, chaque matin, peurs et fatigues pour poursuivre la route.
Seuls, nous avançons aussi loin que possible. Mais curieusement, avec d’autres, nous allons toujours plus loin que le possible. Portés par l’amitié, la fraternité, la force du groupe, portés aussi par la mission confiée, nous repoussons les frontières de nos limites personnelles. J’ai toujours été surpris de voir la connivence qui pouvait exister entre des gens appelés à une même aventure, à un même projet qui donne sens à leur existence. La mission reçue les conduit sur le chemin de la joie profonde. C’est l’aventure même des disciples.
Ouvrir des voies nouvelles, tracer des sentiers nouveaux, risquer un pas vers l’inconnu, oser une rencontre, une parole, être chacun à notre façon témoin de la parole reçue pour faire advenir le règne de Dieu, voilà à quoi nous sommes appelés, avec les Douze, avec les soixante-douze et comme eux pour dire Dieu aux hommes et aux femmes de ce temps.
Aujourd’hui, c’est à notre tour d’être appelés et envoyés. Deux par deux !
Références bibliques :
Référence des chants :