« C’est pô juste » s’écria d’une voix forte, avec un accent à la Titeuf, Julien, cet interne du foyer que je dirigeais alors, en claquant la porte de mon bureau. Je venais de le punir de sortie suite à un écart important de comportement, et il pensait que la sanction que j’avais prise la semaine passée à l’encontre d’un camarade, auteur de faits similaires à ses yeux, était beaucoup moins lourde. « Mais vos deux situations ne sont pas comparables !» tentais-je de lui expliquer, sans guère arriver à le convaincre.
« Ce n’est pas juste ! » Telle est sans doute la première réaction qui nous habite en écoutant cette parabole racontée par Matthieu. Voilà que celui qui n’a travaillé qu’une heure est payé autant que celui qui, durant douze heures, a enduré le soleil et la fatigue. Voilà de quoi mettre en colère un délégué syndical ! Il est vrai que l’attitude de Jésus blesse notre sens de la justice. Mais gardons en mémoire que ces ouvriers de la onzième heure n’ont pas passé leur temps à se divertir le reste de la journée. Non, ils n’ont fait que chercher du travail, mais, malheureusement, n’ont pas eu la chance de trouver un employeur. « Personne ne nous a embauchés » répondent-ils à Jésus qui les interroge sur la raison de leur inactivité durant la journée. Aussi paraît-il « équitable » à Jésus de les récompenser de la même manière que ceux qui ont eu la chance d’être embauchés parmi les premiers.
Il nous arrive souvent de confondre équité avec égalité de traitement. Lorsque j’interviens sur ce thème auprès de collégiens, j’aime leur raconter l’histoire de trois jeunes enfants, de grande, moyenne et petite taille, cherchant à voir un spectacle derrière une palissade. Si on les traite de manière égale, le premier arrive à voir, le second peine en se hissant sur la pointe des pieds, et le troisième, quant à lui, ne voit rien du tout. Mais si l’on met une grande marche sous les pieds du troisième, une moins importante sous les pieds du second et aucune sous les pieds du premier, alors tous verront de la même manière. Se comporter de manière équitable vis-à-vis de ces trois enfants nécessite de les traiter de manière différente. Rappelons que la signification première du mot « handicap » consiste dans l’avantage que l’on donne à celui qui rencontre une difficultés, pour que l’équité puisse être au rendez-vous. Nos sociétés modernes ont tendance à oublier ce principe, elles qui prennent souvent l’habitude d’exclure ceux qui se révèlent incapables de suivre le rythme. Et ce constat est malheureusement aussi vrai dans le champ de l’école que dans celui de l’entreprise.
Oui, la justice conçue par Dieu est bien différente de celle conçue par les hommes. Comme le disait le prophète Isaïe, « Ses pensées ne sont pas vos pensées, ses chemins ne sont pas vos chemins ». La conception humaine de la justice exclut la gratuité, alors que celle de Dieu s’allie à la bonté. Le mérite n’est pas évalué en nombre d’heures de travail passées à la vigne, mais au seul fait d’avoir accepté d’y travailler. D’ailleurs, n’est-ce pas l’invitation au changement que signifie l’interpellation du maître qui, à l’heure des comptes, appelle « ami » celui qu’il avait embauché quelques heures auparavant. Il cherche ainsi à le faire changer de posture, à passer du registre de la relation contractuelle conforme au droit à celui de la relation amicale, qui ouvre la possibilité du don gratuit. N’est-ce pas en quoi consiste un comportement digne de l’Évangile du Christ, pour reprendre les propos de Paul adressés aux Philippiens ?
Permettez-moi une dernière réflexion : la parabole nous présente un maître qui ne cesse à toute heure de la journée de sortir de son domaine pour partir à la rencontre des hommes en quête de sens à donner à leur vie. Saurons-nous aujourd’hui encore nous laisser interpeller par ce Dieu qui ne cesse de venir frapper à notre porte afin de nous solliciter pour que nous contribuions à notre tour à la croissance de son Royaume d’amour et de vérité, de justice et de paix ? Et serons-nous toujours capables de nous réjouir de ce que l’autre reçoit, de bénir plutôt que jalouser ? Puisse le message de cette parabole nous aider à transformer notre cœur !
Références bibliques : Is 55, 6-9 ; Ps 144 ; Ph 1, 20c-24.27a ; Mt 20, 1-16