Mon couvent possède une bibliothèque. Jusque-là, rien d’original : tous les couvents dominicains en possèdent une. Je vais souvent dans cette bibliothèque. Comme tous les frères, j’ai des rayons favoris où je retourne volontiers. Il en est un, toutefois, qui me donne un peu le tournis.
C’est le rayon « morale ». Que dis-je ? Les rayons « morale », les allées « morale », des centaines de livres, des collections entières, des dictionnaires, des guides, des codes et des commentaires, sans parler de la section « psychologie », de la section « philosophie morale » et des sections connexes. Alors qu’il me semble que tout cela pourrait se résumer en une phrase : nul ne veut faire du mal à celui ou celle qu’il aime. Ou comme le dit saint Paul : « L’amour ne fait rien de mal au prochain. »
Je sais que j’ai tort. Je veux dire : je sais qu’il faut expliquer et qu’il faut des règles, et souvent des règles un peu précises parce que le cas demande de la précision. Mais il reste qu’aux questions de morale posées par les rabbins et les pharisiens, Jésus répond invariablement par l’amour. On lui demande « est-il juste de ? » ou « a-t-on le droit de ? », et toujours Jésus répond : si tu aimes, tu sais ce que dois faire. Et ne pas faire. Tu le sais d’emblée. Sans hésitation.
C’est pour cela que saint Paul, qui était à l’origine un pharisien, c’est-à-dire un légiste, peut affirmer, avec quelle audace et quelle netteté !, que toute la Loi se résume en un article, un seul, l’article 1 : « Tu aimeras ton prochain. » Et j’ajouterais : plus on aime, plus on sait comment agir. Mieux on aime — oui, car il y a une qualité de l’amour, une délicatesse, une générosité, une gratuité — mieux on aime, mieux on sait comment agir.
Si j’aime, alors je sers et je protège, j’éduque et j’encourage. Cela me paraît très simple. Je n’ai pas dit facile. Il est en réalité plus facile d’obéir à une loi que d’aimer, et c’est pour cela que nous retombons si facilement dans le légisme. Aimer demande d’ouvrir son cœur à cet autre qui est notre prochain, de nous laisser atteindre, toucher par lui, et quand il ne nous touche pas, de nous laisser façonner par l’Esprit qui seul donne l’amour. Aimer vraiment, aimer en toute générosité, aimer l’autre pour lui-même et non pour ce qu’il nous donne, ce n’est pas une mince aventure.
Mais l’enseignement du Christ demeure simple. Article unique : « Tu aimeras ton prochain. » Ou comme le dit saint Augustin dans une formule si courte qu’elle en reste éblouissante, quinze siècles plus tard : « Aime, et fais ce que tu veux. » « Fais ce que tu veux » parce que ce que tu veux quand tu aimes, c’est le bien de l’autre, c’est donc le bien tout court.
Voilà, j’ai trouvé ! Je vais prendre un panneau sur lequel je vais inscrire : « Aime et fais ce que tu veux. » Je vais l’accrocher à l’entrée du rayon « morale » de la bibliothèque de mon couvent. Comme cela je n’aurai plus le tournis. Comme cela j’aurai toujours mon axe, mon guide, mon espoir, qui est que tout est pour l’amour et par l’amour. C’est ce que le Christ nous a révélé, et c’est le chemin de notre libération.