Il y a un phénomène étonnant dans notre société et qui va croissant ces dernières années. De plus en plus de personnes suivent moins l’actualité, voire plus du tout.
C’est ce que des psychologues appellent aujourd’hui la ‘fatigue informationnelle’. Vu le flux constant d’actualité anxiogène dans les médias, bien des personnes se protègent. A force d’informations qui nous stressent, on peut devenir insensible. Trop d’info tue l’info. Nous ne sommes plus touchés, affectés par ce que nous voyons. Souvent, une telle prise de distance n’est pas destinée à fuir la réalité, mais peut-être à ne pas devenir insensible à celle-ci !
La lèpre —nous le savons— atteint d’abord la peau, et lui fait perdre sa sensibilité. En ce sens, il y a bien des lèpres modernes et contagieuses, qui affectent tout ce qui nous met en relation, et ce que nous laissons voir de nous. La pression de l’apparence fait place à la dépression de notre être : nous sommes alors « mal dans notre peau » ! Lorsque de telles lèpres nous frappent, nous ne pouvons plus toucher et nous laisser toucher. Nous devenons insensibles. Presque insensés… Nous prenons distance. Nous perdons contact.
L’évangile de ce jour nous questionne donc sur ce qui nous rend insensible. Et nous invite ainsi à retrouver une juste sensibilité, perdue peut-être au fil des années, par lassitude, désespoir ou trahison…
Que faire alors pour développer une telle empathie ? Que faire pour se sentir bien dans sa peau ? Il faut la… risquer ! Oui, il faut risquer sa peau, comme on risque une relation. Aimer c’est toujours risqué, mais ne pas aimer l’est encore plus. Comme le dit poétiquement Marion Muller-Colard, « souffrir de la lèpre, c’est perdre sa peau de ne plus pouvoir la risquer au contact des autres ».
Pour guérir de nos maladies relationnelles, il faut donc « risquer sa peau » ! Qu’est-ce à dire ? Sinon peut-être oser rétablir une relation avec un proche perdu de vue. Qu’est-ce à dire ? Sinon affirmer une parole prophétique, même si elle peut déplaire. Qu’est-ce à dire, sinon prendre une décision juste mais radicale, au risque de susciter de l’opposition ? Qu’est-ce à dire sinon finalement oser se rendre impur, comme Jésus ? Lui qui —pour prendre soin de l’autre— risque sa peau en faisant ce qui est défendu, transgressif,
au point d’être « mis à l’écart » !
Pour nous purifier de nos tiédeurs, il y a d’abord un préalable : le silence ! Que dit Jésus au lépreux ? « Ne dis rien à personne ! » Autrement dit, ne va pas trop vite étaler et publier tout ce que tu vis. Commence par faire silence. « Coupe ton portable! » Tu découvriras que ta solitude n’est pas un isolement. Tu verras que ce que tu traverses est une purification. Le silence n’est pas ce qui nous coupe de la relation. Il est justement ce qui la permet. Car lorsque le silence est absent de notre vie, la médisance n’est jamais loin. Cette dernière est une lèpre contagieuse qui fait que nous parlons trop vite. D’ailleurs, dans la tradition d’interprétation juive de la Bible, le rapprochement est fait entre deux mots : davar (la parole) et dever (la lèpre) ! Qu’est-ce que médire sinon mal parler du prochain en le défigurant ? Oui, la lèpre est ce qui grignote tout ce qui nous met en relation : la peau, comme la parole…
Si dans toute relation le silence est nécessaire, il invite ensuite à l’action. « Va ensuite te montrer. Ce sera un témoignage » ajoute Jésus ! Le silence, comme la prière, n’ont de sens que s’ils s’épanouissent en gestes concrets d’empathie, posés « non pour notre intérêt, mais celui de la multitude ». C’est cela le vrai soin. La juste sensibilité retrouvée.
Nous sommes donc invités à retrouver des relations ajustées, peut-être précisément dans tous nos lieux les plus menacés par notre insensibilité : la parole, et le toucher.
Car nous présumons souvent que les autres sont résistants à nos paroles… et nous ne mettons pas de frein à notre langue au risque de les blesser. Et dans un monde qui sexualise la tendresse, nous oublions aussi leur besoin vital de toucher, de contact, de caresse, de vraie tendresse…
Pour maintenir vive une telle empathie, saint Paul nous indique enfin un chemin pratique : « Moi-même, en toute circonstance » écrit-il, « je tâche de m’adapter à tout le monde. » Voilà le critère décisif qui nous fait sortir de notre insensibilité : la faculté d’adaptation. Elle suppose le silence, et nous convie à l’action. Afin d’être sensible à ce à quoi l’autre est sensible. Non pour justifier ce qu’il fait, mais pour comprendre ce qu’il est.
En ce dimanche de la santé, je nous souhaite de retrouver ou de cultiver plus encore une telle faculté d’adaptation, d’ajustement à l’autre. Pour que, par le silence de notre écoute et le soin de notre empathie, celles et ceux que nous rencontrerons se sentent mieux dans leur vie,
et bien dans leur peau. Amen.