"Et Jésus pleura". C'est le verset le plus court de toute la Bible. Simplement trois mots grecs : edakrusen ho Ièsous. "Et Jésus pleura" (v.35). Lorsque les premiers imprimeurs de la Bible, au XVIème siècle, ont dû découper le texte biblique en versets, ils ont pris la décision de faire, de ces trois seuls petits mots grecs, un unique verset. Décision étonnante et... bouleversante. Seulement ces trois mots : "Et Jésus pleura" pour remplir un verset. Rien d'autre, au cœur d'un récit pourtant complexe, au milieu de versets bien plus longs. Seulement ces trois mots-là, pour les laisser résonner, vibrer. On aurait envie de s'arrêter là : "Et Jésus pleura".
Le temps du Carême invite à la joie, comme au jour de Laetare (c'était dimanche dernier) : il faut se réjouir, pendant le Carême, car, déjà, pointent les premières lumières de Pâques. Mais le Carême accueille aussi la tristesse et le deuil, particulièrement en ce dimanche des larmes de Jésus.
Jésus est impliqué dans le deuil, dans tout deuil. Combien de personnes meurent aujourd'hui ? Combien de migrants qui tentent de traverser la Méditerranée ? Combien de civils et de soldats en Ukraine et dans d'autres guerres ? Mais aussi combien de personnes sont victimes d'accidents, ou de catastrophes naturelles ? Combien de malades luttent contre un mal implacable, acceptant ou se révoltant au moment de livrer le dernier souffle ?
Nous sommes tous impliqués dans ces deuils, qu'on le veuille ou non, même si notre société d'aujourd'hui préfère reléguer la mort "en marge"... Car la mort interroge, dérange, secoue nos consciences modernes qui ont le sentiment de tout contrôler ! On interrogeait un jour Sœur Emmanuelle : "Avez-vous peur de la mort ?" Et elle de répondre : "Je n'ai pas peur de la mort, mais j'ai peur de mourir" ! Voilà le problème : non pas la mort, un mot, une notion plutôt théorique, mais bien le verbe mourir, qu'il faut conjuguer à la troisième personne de nos proches, et qu'il faudra un jour conjuguer à la première personne. Comment, pourquoi, moi, vais-je mourir ?
Jésus est impliqué dans ces deuils, et nous aussi : avec plus ou moins de distance, avec plus ou moins de retard. L'évangile de ce jour met du temps à démarrer vraiment, vous l'avez remarqué : on vient trouver Jésus, avec le faire-part de décès, on cherche à comprendre, on explique sans trop convaincre ; deux jours passent et, seulement alors, on se met en route... À Béthanie, Marthe est venue au-devant de Jésus, tandis que Marie, elle, est restée assise à la maison. On exprime des condoléances, un réconfort. Et voici que Marie, enfin arrivée, répète exactement les mêmes mots que sa sœur : "Si tu avais été ici, mon frère ne serait pas mort" ? Avec une pointe de reproche... Mais, alors que Marthe a ajouté des mots de foi, Marie, elle, s'arrête, incapable d'exprimer une espérance... Comment aller plus loin dans la confiance ?
Il me semble, frères et sœurs, que, dans les gestes et les paroles de Jésus, de Marthe et de Marie aujourd'hui, nous découvrons nos attitudes devant la mort. Jésus a hésité ou a tardé ; il a consolé Marthe et n'a rien dit devant la douleur déchirante de Marie ; l'une a parlé davantage que l'autre ; les mots se sont cherchés, ont été murmurés ou étouffés dans des sanglots.
Et la compassion a grandi, pas à pas : la compassion est une histoire, une relation. Jésus "frémit intérieurement" quand il les voit tous accablés de tristesse et en pleurs ; puis il est "troublé", de ce même trouble qui le prendra bientôt à la trahison de Judas (cf. 13,21). "Et Jésus pleura" alors, profondément uni à la souffrance de ceux qu'il aimait. Et, une nouvelle fois, il fut pris par l'émotion.
J'ai remarqué un détail dans le texte. Lorsque Jésus demande où l'on a déposé Lazare, ses proches lui disent : "Viens et vois". Cela vous rappelle sûrement les premières paroles de Jésus, au tout début du même évangile de Jean. Deux disciples de Jean-Baptiste avaient suivi Jésus : il s'était retourné et les avait interrogés : "Que cherchez-vous ?". Ils avaient répondu : "Maître, où demeures-tu ?". Et Jésus leur avait dit : "Venez et vous verrez". "Viens et vois". Venir et voir, c'est le premier mouvement de la foi ; c'est le commencement d'un chemin : se mettre en marche, intérieurement, et voir, au-delà du visible. Jésus invite à ce mouvement : venir et voir. Il s'y associe aujourd'hui : Viens et vois, Seigneur, le propre mouvement de ma foi si fragile. Viens me remettre en mouvement, viens rouvrir mes yeux pour que je voie au-delà de l'incompréhensible, plus loin que la mort.
Et le signe arrive. Aurait-il été possible, ce signe, sans le chemin de compassion ? Probablement pas, car tout signe est lié à la foi : on "vient" à la foi, pas à pas, en rencontrant celui qui est lui-même "chemin, vérité et vie" (14,6). Jésus invite Marthe à un sursaut de foi, puis, dans sa prière, crie vers Lazare pour le faire sortir. Il faut le délier et le laisser aller. Il va revivre.
Dans nos deuils, frères et sœurs les mots justes nous manquent et nos hésitations nous retardent.
Mais notre compassion peut grandir encore, sur notre chemin vers les lueurs de Pâques.
Et si nous prenions ces quelques jours qui nous séparent du Vendredi Saint pour grandir en compassion ? Pour méditer et faire nôtre le plus petit verset de la Bible : "Et Jésus pleura".
Amen.
Y a-t-il une vie après la mort ? Question à un prêtre.