Vous savez probablement où se situe le « centre de gravité », le point d’équilibre d’un être humain. Il se trouve plus ou moins à la hauteur de son nombril ! Et sans doute avez-vous déjà remarqué ce qu’il y a de paradoxal avec cette partie de notre anatomie. Le nombril symbolise d’une part notre ego, mais il évoque aussi ce cordon qui nous a un jour relié et nourri.
Il nous rappelle que nous sommes nés d’une rencontre et destinés à la relation. Comme si l’amour de soi et l’amour de l’autre étaient notre équilibre véritable…
Dans l’évangile que nous venons d’entendre, les pharisiens adressent à Jésus une question piège : où se situe le centre de gravité de la Torah ? Autrement dit, quel est le principe qui résume et dépasse tous les autres ? Selon la tradition juive, la loi comprenait 613 commandements. Alors, lequel choisir ? En posant une telle question vicieuse, les pharisiens forcent Jésus à donner une impossible réponse… comme s’ils lui disaient : «Rabbi, faut-il aimer davantage son papa ou sa maman?».
Nous connaissons bien la réponse de Jésus au piège des pharisiens.
Il s’agit d’aimer Dieu et d’aimer son prochain comme soi-même. Trois dimensions, dans deux commandements, pour l’unique critère de toute notre vie : celui de l’Amour.
Facile à dire… Et nous pourrions penser qu’il n’y rien de spécifiquement chrétien dans cette réponse. En effet, cette règle d'or se retrouve dans tous les grands systèmes philosophiques et religieux du monde. Toutefois, il ne s’agit pas simplement de ne pas faire aux autres ce qu’on aimerait pas qu’on nous fasse, mais de mobiliser activement tout notre être, cœur, âme et esprit. Contre l’amour de la règle des pharisiens, Jésus nous invite à suivre la règle d’amour. Car c’est bien à l’amour que nous ‘tous reconnaitront que nous sommes ses disciples’.
Comprenons bien : il ne s’agit pas croire en Dieu au détriment de l’homme. Cela porte de nos jours le triste nom de fanatisme, de fondamentalisme, d’intégrisme. Saint Jean nous le rappelle : «Si quelqu’un dit ‘J’aime Dieu’ et n’aime pas son frère, c’est un menteur». Mais il ne s’agit pas non plus croire en l’humain au détriment de Dieu : cette dérive de tout âge prend aujourd’hui les formes de l’individualisme croissant, du transhumanisme grandissant…
Le commandement d’amour évite ces dérives et met en équilibre l’amour de soi, de l’autre et de Dieu ! Pour aimer Dieu et son prochain, il faut donc commencer par… s’aimer soi-même ! Pas de manière nombriliste et narcissique bien sûr, mais en laissant le regard bienveillant de Dieu se poser sur nous.
S’aimer soi-même, au sens de l’évangile, c’est en fait se désencombrer de notre égoïsme, de notre moi-je, pour pouvoir aimer en retour, de manière équilibrée, sans s’agripper. Peut-on en effet aimer l’autre, si on n’est pas capable de faire en nous de la place pour lui ?
Il s’agit de se déposséder de la volonté de vouloir posséder sa vie. S’aimer soi-même, n’est-ce pas accepter ce que nous sommes plutôt que de vouloir conserver ce que nous ne sommes plus ? N’est-ce pas accepter son âge, son corps, ses limites ? Finalement, s'aimer soi-même, n’est-ce pas découvrir que son centre de gravité est en l’autre, dans l’être aimé ; que ce que nous sommes, nous le devons à un autre, à Dieu ? Le livre de l’Exode pointe ce principe de fraternité, qui nous rappelle qu’il y a une part de nous en l’autre : « Tu n’exploiteras pas l’immigré, car vous étiez vous-mêmes des immigrés ». En résumé : « Dis-moi comment tu aimes, je te dirai qui tu es. ». « Dis-moi pourquoi tu aimes, je te dirai que est ton Dieu. »
Frères et sœurs,
Combien de personnes n’ont-elles pas cru devoir aimer —que ce soit leur conjoint, leur enfant, leurs proches— au détriment de ce qu’elles étaient ? Pour elles, l’évangile de ce jour est libérateur. L’amour —qu’il soit d’affection, d’amitié ou de respect— n’oppose pas « l’amour de l’autre et l’amour de Dieu » à « l’amour de soi ». N’est-ce pas l’amour reçu qui nous donne la confiance d’aimer ?
S’il en est ainsi, regardons alors les différentes manières d’aimer…
Lorsque l’amour sera tendresse dans notre vie,
aimer Dieu de tout son cœur, tout en s’aimant soi-même
consistera à trouver en l’autre son point d’appui,
afin que nos cœurs puissent battre à l’unisson.
Lorsque l’amour sera d’amitié dans nos rencontres,
aimer Dieu de toute notre âme, et s’aimer soi-même,
consistera à faire en nous de la place pour l’être aimé,
et réservant une même attention à son épanouissement qu’au notre.
Enfin, lorsque la fraternité semble impossible,
s’aimer soi, et aimer Dieu de tout son esprit,
reviendra à prendre le chemin du respect et de la prière,
celle qui remet dans les mains de Dieu,
tous ceux et celles que nous n’avons plus la force d’aimer,
pour qu’ils grandissent indépendamment de nous,
et non au détriment de ce que nous sommes…
Que cette règle d’amour, et non l’amour de la règle,
soit notre guide, notre équilibre, notre centre de gravité.
Aujourd’hui, demain et jusqu’au soir de notre vie.
Amen.