Frères et sœurs, connaissez-vous la panthère des neiges ?
La panthère des neiges, panthera uncia, selon son nom latin, est une panthère beige clair, tachetée de noire, qui vit notamment dans les montagnes de l’Himalaya. Elle est très difficile à observer, tant elle se fond, aussi bien avec les crêtes découpées des montagnes qu’avec le manteau neigeux qui les recouvre. Elle est si discrète que l’on se prend parfois à douter de son existence… On pourrait presque la comparer avec le chat du yéti !…
Cela n’empêche pas certains aventuriers modernes, les photographes animaliers, de prendre la direction des hauts plateaux tibétains pour se lancer sur sa piste et tenter de l’immortaliser. Pour cela il faut s’armer des téléobjectifs les plus puissants, des trépieds les plus stables, de vêtements les plus chauds et d’une patience bien trempée. Néanmoins, ni les indications des quelques habitants locaux, ni la technique la plus pointue ne garantissent le succès. Au contraire, les photographes témoignent plutôt du voyage intérieur qu’il faut faire pour espérer voir la panthère. Il s’agit d’une transformation du regard, qui peut inspirer notre portier de l’Évangile, lui qui doit non seulement veiller, mais aussi scruter la nuit, pour essayer de distinguer le retour de son maître, pour le reconnaître, lorsque sa silhouette se découpera à l’horizon, sur l’écran noir de ses nuits blanches. Ce chemin intérieur peut aussi nous inspirer, nous qui en ce début d’Avent, sommes invités à être sentinelles, à veiller dans la prière pour guetter la venue ou au moins le passage de Dieu.
Pour le photographe posté, l’attente commence par un renoncement. Il s’agit tout d’abord d’accepter de ne pas voir. Il est pourtant venu pour ça, il y a consacré beaucoup d’énergie et de temps, mais le veilleur doit le reconnaître, malgré tous ses efforts, l’apparition de la panthère n’est pas un dû. Tant qu’il exige qu’elle se montre, il risque bien de rester bredouille. Fondamentalement, il doit renoncer à saisir son objet, se réconcilier avec l’idée d’un échec possible pour aujourd’hui, pour cette fois. Ne plus vouloir prendre, pour être capable de recevoir gratuitement, comme un cadeau.
Accepter de ne pas voir « la » chose qu’il voulait voir, ouvre paradoxalement ses yeux. Pour le photographe qui n’est plus obsédé par la panthère, c’est la multitude des vivants qui apparaît dans l’objectif. Le foisonnement de la vie dont chaque individu, le yack, le grand bharal, l’oiseau, le renard, et jusqu’à l’insecte le plus commun, peut devenir digne d’attention et d’émerveillement. De même, le veilleur dans la nuit qui accepte de détourner ses yeux de la lumière, s’habitue peu à peu à l’obscurité. Progressivement, ses yeux deviennent capables de détecter ce qui, jusqu’ici, était insignifiant : l’éclat des étoiles, le reflet de la lune sur le chemin qui en dessine subtilement le tracé, le mouvement imperceptible d’une ombre. Le veilleur ne voit pas encore le retour du maître, mais peu à peu il réalise que la nuit n’est pas vide. Que le maître de la vie, à défaut de s’y faire voir, y règne déjà, lueur au cœur des vivants.
La troisième étape pour le photographe est celle de la surprise. Parmi les différents animaux qu’il fixe sur ses pellicules, et malgré tous ses efforts de camouflage et d’immobilisme, nombreuses sont les créatures qui lui font face, qui le dévisagent, qui plongent leurs yeux dans les siens. Rien d’agressif ou de menaçant pourtant dans ce regard, mais la découverte troublante d’être vu, d’être observé. Un renversement pour le guetteur, et le sentiment d’une présence mutuelle qui vient fissurer la solitude dans laquelle il pensait se trouver. Voilà aussi la récompense du veilleur, qui peut parfois souffrir comme Isaïe de l’absence du maître : « Pourquoi, Seigneur, nous laisses-tu errer hors de tes chemins ? » Il voudrait ne serait-ce qu’apercevoir son maître, reconnaître sa silhouette même de loin, pour être rassuré. Mais il découvre, au cœur de son attente patiente, et malgré l’absence apparente, une consolation bien plus grande encore. Il est vu. Depuis le début, il était vu et il ne le savait pas. Vu, reconnu, aimé par ce maître qui lui semblait lointain.
Frères et sœurs, nous n’allons pas tous partir pour l’Himalaya demain. Mais l’expérience des photographes animaliers, en veilleurs des temps modernes, peut nous être utile ! Au cœur de notre attente de l’Avent, se tient en effet fondamentalement une attente de la visite de Dieu. Nous sommes sûrs qu’elle aura lieu, mais nous n’en savons ni le jour ni l’heure. Le temps de la prière, la veille dans la nuit, qui dilate les pupilles de notre cœur, peut nous libérer peu à peu de l’intranquillité et faire de notre attente une disponibilité. Elle ouvre nos yeux à la clarté de la nuit elle-même. Pour découvrir déjà tous proches, dans les yeux de nos frères et sœurs, nos compagnons le veille, le souffle de la paix et la flamme de la présence, l’éclat du regard de Celui qui dans le silence de la nuit, nous aime sans que nous le sachions.
Alors frères et sœurs, à l’affût, soyons sentinelles ! Du fond de la nuit, nous témoignerons déjà de la splendeur du jour qui vient. Amen.