Tout aurait dû bien se passer, et tout avait bien commencé. Jésus, l’enfant du pays, revient chez lui pour un bref séjour à Nazareth, alors que sa carrière de rabbi connaît un début fulgurant. Partout alentour, il prêche dans les synagogues et son enseignement rencontre un vif succès. Sa renommée se répand à toute allure. Il était donc normal qu’il en fasse profiter la petite ville qui l’a vu grandir. Normal aussi qu’un peu de sa gloire rejaillisse sur ses compatriotes. Jésus leur devait bien ça tout de même : n’est-ce pas chez eux qu’il a été élevé, éduqué ?
Il est donc entré le jour du sabbat dans la synagogue de son enfance. Naturellement, on le met à l’honneur, on l’invite à faire la lecture et, bien sûr, à prêcher. Les fidèles de Nazareth s’en régalent d’avance : enfin ils auront droit, eux aussi, à un beau morceau d’éloquence, enfin ils profiteront du brillant commentaire, de la leçon du jeune maître issu de leurs rangs.
Mais Jésus ne fait pas d’éloquence, ni un cours ni une explication de texte ; il fait beaucoup plus, il accomplit l’Écriture : « Aujourd’hui s’accomplit ce passage de l’Écriture que vous venez d’entendre. » Qui peut oser pareille affirmation ? Surpris, décontenancés, les gens de Nazareth font cependant bonne figure et accueillent ces propos avec bienveillance, en apparence du moins. Ils rendent poliment témoignage à Jésus et admirent même les paroles de grâce qui sortent de sa bouche. Mais en veulent-ils vraiment de cette grâce ? Non, car déjà, ils la repoussent en feignant de s’interroger : « N’est-ce pas là le fils de Joseph ? » En réalité, ce n’est pas une question, c’est un soupçon, une manière pour eux de refuser la nouveauté absolue de la grâce de Dieu qui vient les visiter.
À partir de ce moment, la fête se gâte, et Jésus lui-même semble accélérer le processus en provoquant ses compatriotes. Comme il connaît les pensées secrètes, il les dévoile, les manifeste au grand jour et fait tomber les masques d’hypocrisie. Les gens de Nazareth l’entendent, stupéfaits, citer le proverbe qu’ils avaient en tête, mais qu’ils n’osaient prononcer ouvertement : « Médecin, guéris-toi toi-même ! » “Ailleurs, à Capharnaüm, on dit que tu as fait des guérisons, des miracles, mais ici, chez toi, chez nous, rien. Tu n’es donc que le fils de Joseph, celui que nous connaissons depuis toujours.” Mais Jésus leur répond par un autre proverbe, un dicton encore répandu aujourd’hui : « Nul n’est prophète en son pays. » Or c’est justement à cela qu’on reconnaît les vrais prophètes, ceux qui parlent et agissent, non pour se faire admirer de leurs proches, mais parce que Dieu les envoie sur des chemins tout autres, lointains, inattendus. Tel Élie persécuté en Israël, mais envoyé à une veuve païenne dont il ressuscitera le fils ; tel Élisée, son successeur, guérissant et convertissant le lépreux Naaman, chef d’armée d’une nation rivale.
Pourquoi ces déclarations, pourquoi ces exemples provocants dans la bouche de Jésus ? Parce que Jésus n’est pas seulement le bon élève, fils de Joseph, qui revient en arrière, chez les siens, pour recevoir des félicitations. Il est le Fils de Dieu, envoyé par son Père pour guérir et sauver tous les hommes. Aussi, dès la synagogue de Nazareth, Jésus regarde en avant et déjà, il voit le chemin qui le mènera à Jérusalem. Quand il entend ses compatriotes murmurer entre leurs dents « Médecin, guéris-toi toi-même ! », déjà ce sont les sarcasmes du Vendredi saint qu’il entend : « Qu’il se sauve lui-même, s’il est le Messie ! », « Sauve-toi toi-même, et nous avec ! » À Jérusalem aussi, les foules passeront des acclamations enthousiastes le jour des Rameaux aux cris de haine et à une fureur meurtrière. Et c’est à Jérusalem que l’on poussera Jésus hors de la ville, c’est à Jérusalem qu’on le conduira jusqu’à un escarpement appelé Golgotha, non pour le précipiter en bas, mais pour l’élever sur une croix.
« Mais lui, passant au milieu d’eux, allait son chemin. » Ce chemin, frères et sœurs, c’est le chemin de sa Passion, et Jésus le prend résolument, librement, tout entier tendu vers sa mission. Il peut paraître sombre, ce chemin, et pourtant, c’est un chemin de salut, c’est le chemin de notre salut, car il ne s’arrête pas au Golgotha comme à une impasse, il continue plus loin. Par-delà la croix, par-delà la mort, Jésus, ressuscité au matin de Pâques, poursuivra son chemin jusque dans la gloire rayonnante du Père. Le chemin, désormais, est ouvert et il est de lumière : prenons-le aujourd’hui en vrais élèves, en vrais disciples de Jésus, le Vivant. C’est là qu’il nous entraîne, c’est là qu’il nous attend.