D’où lui vient, à Pierre, cette assurance pour parler comme il le fait aux habitants de Jérusalem, ou pour écrire aux premières communautés en les invitant à mettre leur foi et leur espérance dans le Ressuscité ? Nous l’avions laissé craintif et lent à croire au matin de Pâques, pauvre en amour tandis qu’il dialoguait avec Jésus au bord du lac, après une nouvelle pêche miraculeuse. Et le voici, ferme, sûr de lui, le verbe haut. Lui qui savait lancer le filet et trier le poisson, le voici capable d’interpréter l’Ecriture devant une foule bigarrée et facilement houleuse…
Quittant Jérusalem, au petit matin, deux hommes avancent tristes et perdus. Ils attendaient tout, des heures qui viennent de s’écouler : que leur maître soit reconnu à sa juste place, roi peut-être ? Qu’en tout cas les yeux se dessillent et que les oreilles s’ouvrent. Que les imposteurs qui occupent le pouvoir soient démasqués et qu’ainsi la Vérité triomphât. Et tout s’est écroulé : les insultes, le déni de justice, la croix, les crachats, la mort, le tombeau. Le corps est devenu cadavre, l’espoir englouti sous les regrets. Ils attendaient tout de ces moments et constatent qu’ils n’ont plus rien, tout juste la force de repartir à pieds. Pour aller où ? Ailleurs en tout cas, car désormais qu’attendre de cette ville où l’on a tué Jésus ?
Ils sont nombreux aujourd’hui ceux qui s’éloignent tout tristes du lieu où ils espéraient trouver la vie : ce qui semblait solide est fragile, ce qui semblait immuable s’effrite. Tous ces artisans, ces commerçants, tous ces intérimaires, tous ceux qui depuis six semaines se retrouvent sans illusion. Il y a cette angoisse qui étreint le cœur : comment payer mon loyer, mon crédit, comment vais-je offrir à mes enfants les études qu’ils attendent, et même, comment vais-je me nourrir ? Il y a aussi l’inquiétude qui habite ceux dont un proche est malade, ceux qui sont isolés et reclus dans leur EHPAD et qui s’interrogent sur leur utilité, leur raison de vivre…
Il y a ceux aussi dont le cœur est plongé dans la révolte et la colère devant le sort inhumain que l’on réserve, en ces temps où la peur peut nous rendre fous, à nos morts, en niant presque la dignité inviolable de toute personne dans ses derniers instants et après qu’elle ait rendu son dernier soupir. Oui, ils sont nombreux à vouloir tourner le dos à ce monde violent et injuste, inquiétant et blessant. Mais pour aller où ?
Dans ce récit de l’Evangile, Jésus rejoint les deux compères. Il avance à leur rythme, sans les juger d’être partis, sans leur faire la morale ou la leçon. Il les écoute, entend leur colère et leur découragement, avec amour, patience, compréhension. Et il leur parle comme un ami. Et il marche avec eux, aussi loin que leurs forces les mènent. Jusqu’à la croisée des chemins et l’auberge qui y est établie. Et là, il accepte même de devenir leur invité : « Reste avec nous ! ». Il fait ainsi d’eux ses compagnons, et c’est ainsi qu’il leur donne d’ouvrir leur cœur et de comprendre au partage du pain. Frères et sœurs, si vous nous regardez en ce dimanche c’est que vous ne pouvez pas une fois encore partager le pain de vie donné en communion. Certains vivent cette absence, parfois de manière déchirante, depuis longtemps. Beaucoup en découvrent l’ascèse. Entendez-vous Celui qui se présente comme le Pain de Vie murmurer à votre cœur qu’il vous invite à chercher comment mettre d’une autre manière votre vie en communion avec la sienne ? A la table de l’auberge, le Christ rompit le pain et le leur donna. Nous ne savons pas si les compagnons ont même mangé le pain. Leurs yeux s’ouvrirent en le voyant, lui, Jésus, le partager pour eux.
Il en est de même pour vous aujourd’hui. Marqués par l’Esprit Saint, vous êtes rendus capables d’entendre et de comprendre la Parole que le Seigneur vous adresse, elle vous révèle que vous êtes les porteurs de cette joyeuse présence de Dieu. C’est cette joie qui met en route et rend capable d’oser prononcer des mots et poser des gestes qui dépassent toute convention humaine. Dieu vous a choisis pour aller à la rencontre de ceux qui pensent qu’il n’y a plus rien à attendre, les rejoindre, les écouter, et lui permettre à travers vos mots, vos gestes, vos vies, de toucher leurs cœurs et de leur rendre l’Espérance.
Le Ressuscité assure à tout homme que la mort ne sera jamais le dernier mot de son histoire. Il appelle ses disciples à sortir à la recherche des leurs frères et leur annoncer que l’Amour est bien le seul chemin sur lequel une société puisse s’édifier et la vie d’un homme s’épanouir. Il en fut ainsi pour Pierre. Qu’il en soit ainsi pour chacun de nous.
Références bibliques : Ac 2, 14.22b-33 ; Ps 15 ; 1 P 1, 17-21 ; Lc 24, 13-35