Il vous est arrivé, frères et soeurs, je l’espère, d’éprouver à certains moments un bonheur intense – vous savez, quand la joie nous saisit au point de nous faire perdre le souffle, quand l’émotion nous submerge. Alors nous n’avons plus de mots pour dire ce que nous ressentons
La promesse qui nous est faite, aujourd’hui, en cette fête où Jésus-Christ, comme nous disons, monte vers son Père et notre Père, c’est d’abord la promesse d’une plénitude de bonheur proprement inimaginable : ces moments intenses de joie que nous avons pu connaître ne sont encore rien au regard de cette joie qui nous est promise – ils ne sont qu’un avant-goût de l’exultation qui, alors, nous saisira et pour laquelle il n’y a pas de mots. Chaque fois qu’une telle lumière nous inonde, chaque fois que notre coeur se met ainsi à brûler, c’est le reflet de ce que Dieu prépare à la mesure de son coeur, pour chacun de nous, pour l’humanité tout entière.
Si nous sommes capables de créer déjà de tels moments de joie entre nous, que ne fera pas pour nous l’amour inimaginable de Dieu ?
Pourtant de façon paradoxale, en cette fête de l’Ascension, nous sommes invités non pas à tourner nos regards vers l’au-delà, mais bien vers ici et maintenant. Ce que le Christ aujourd’hui nous promet, c’est que nous recevons la force nécessaire pour vivre ici et maintenant. En fait il n’y a pas deux promesses, l’une pour là-haut, l’autre pour ici : c’est une seule et même promesse. Car c’est exactement la même force qui a donné au Christ d’aimer ceux qu’il a rencontrés ici, chaque jour, et qui lui donne de monter vers son Père. Car celui qui aime passe déjà de la mort à la vie, de ce monde à Dieu. C’est donc une force pour créer ici déjà du bonheur, par notre amour. Nous sommes appelés à être ses témoins : comme le Christ, nous sommes capables d’aimer – et il y a urgence ! Le mal n’est pas moins puissant que de son temps. Il est puissant sur notre terre, et en chacun de nous. Pour aimer dans ce monde dur, il nous faut surmonter la dureté de notre propre coeur, surmonter les tentations de haine ou d’exclusion et résister parfois jusqu’au sang.
C’est un tel témoignage de l’amour jusque dans l’enfer du mal, qui nous est proposé ici à Chartres, à travers le visage admirable de l’Abbé Franz Stock. Pendant l’occupation allemande, en 1940-44, ce prêtre allemand a été ici en France l’un des grands témoins du Christ alors que les forces du mal se déchaînaient en Europe. C’est pourquoi en ce jour du 9 mai, qui se trouve être aussi la fête de l’Europe, sa figure s’impose d’elle-même comme un exemple du témoignage que nous avons à rendre à la suite du Christ en Europe.
Franz Stock est né en 1904. Il a connu la guerre de 14 et ses suites douloureuses pour l’Allemagne. Et pourtant, dès sa jeunesse, il a aimé la France. Il a profondément aimé l’Allemagne, son pays, d’un amour fort et sans complaisance – il détestait le nazisme. Il a aussi profondément aimé la France, par une sorte d’affinité spontanée. C’est là un premier trait à souligner : oui, un amour authentique de sa propre patrie n’est jamais un amour exclusif. D’ailleurs, nous le savons bien, aucun amour véritable n’exclut : au contraire, il est toujours source d’amour pour les autres. C’est même un des critères d’un véritable amour : il nous donne envie d’aimer aussi les autres.
En 1940, Franz Stock revient à Paris – il y avait déjà été prêtre pendant six années avant la guerre. Et là, en plus de la paroisse de langue allemande dont il est chargé, les autorités d’occupation le nomment aumônier des prisons parisiennes où vont s’entasser les résistants et les prisonniers de toute sorte. C’est là qu’il va se révéler animé par une force étonnante. Présence, bonté, paix, humilité, lumière – voilà ce que vont recevoir de lui les prisonniers qu’il va visiter. Et, surtout, il va plusieurs fois par semaine les accompagner jusqu’au Mont-Valérien où ils seront fusillés. Ce sont ainsi des centaines de résistants dont il partagera la souffrance jusqu’au bout. Ceux qui ont survécu comme leurs familles n’oublieront jamais celui qui portait la lumière dans leur isolement, qui pansait les blessures des interrogatoires, qui priait avec ceux qui le voulaient mais qui savait aussi apporter à l’un une cuiller, à l’autre un livre, au troisième un peigne ou une brosse à dents, ou encore des cigarettes dissimulées dans un vieux bréviaire aménagé en cachette. Oui, il les a tous accompagnés : ceux qui croyaient au ciel, comme d’Estienne d’Orves, l’aristocrate catholique, et ceux qui n’y croyaient pas, comme Gabriel Péri, l’ouvrier communiste, tous ceux qui souhaitaient, derrière les fusils, voir au dernier moment un visage fraternel. Il a vraiment pleuré avec ceux qui pleurent, jusqu’au bout, en ces temps qui étaient des temps de brouillard et de ténèbres. C’est cela qui l’a épuisé et qui l’a sans doute fait mourir en février 1948, à 43 ans.
C’est aussi pourquoi il est devenu une pierre de fondation de l’Europe réconciliée d’aujourd’hui. Non par des mots ou par des idées, mais par ses gestes, par sa vie. Si aujourd’hui il y a une fraternité européenne, et d’abord entre les Français et les Allemands, c’est parce qu’aux pires moments, des femmes et des hommes comme lui ont espéré, ont aimé, ont résisté, ont fraternisé envers et contre tout. Comme le disait l’un de ses amis allemands de jeunesse : " Franz Stock a vécu et est mort pour la réconciliation franco-allemande. Il est mort à 43 ans sans savoir qu’il avait gagné. "
Mais nous aujourd’hui, en cette fête de l’Europe, nous savons.
Et en cette fête de l’Ascension, nous, chrétiens européens, nous pouvons voir en Franz Stock un de ces témoins que le Christ envoie au plus fort du mal.
Dieu est plus fort que le mal. L’amour est plus fort que la haine.
L’amour de Dieu ne connaît pas de frontières : c’est pour cela que le Christ, aujourd’hui, nous envoie, au-delà de toutes les frontières, jusqu’aux extrémités de la terre.
L’Esprit, la force de Dieu est dans nos coeurs, pour nous faire passer dès maintenant de la guerre à la paix, de la dureté à l’amour, de la mort à la vie. Pour que dès maintenant quelque chose de la joie de l’au-delà éclaire notre vie, éclaire notre Europe.
Références bibliques :
Référence des chants :