« Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu ! ». Il faut bien le reconnaître : quelle intelligence dans la réponse de Jésus !
Pourtant, cela avait mal commencé pour lui. Les Pharisiens étaient sûrs de leur coup. Le piège était bien préparé sous l’apparence d’une question anodine : « Maître, donne-nous ton avis : Est-il permis oui ou non de payer l’impôt à César ? »
Et Jésus sait que s’il répond oui, il passera aux yeux des juifs pour un collaborateur, un suppôt de César. Mais il est aussi conscient que s’il répond non, il sera vite dénoncé auprès des romains comme un rebelle, incitant à la résistance. Jésus en quelque sorte, mis au pied du mur. Obligé de choisir son camp : pour ou contre César !
Or voici que Jésus retourne le piège à l’encontre de ses interlocuteurs : « Montrez-moi la monnaie de l’impôt. » Ce sont maintenant les Pharisiens qui sont obligés de dévoiler leurs batteries : ils sortent de leur poche une pièce d’argent romaine. Ils sont donc impliqués, qu’ils le veuillent ou non, dans ce réseau serré de l’argent de César. Ils sont obligés d’en convenir : cette effigie est bien de César ! Alors il leur dit : « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. »
Et nous voici à notre tour confrontés à la signification de cette phrase : est-ce une manière habile pour Jésus de se dégager d’une question politique embarrassante ? Jésus botte-t-il en touche pour ne pas choisir son camp ? Ou bien, Jésus renverrait-il César à ses affaires et à sa volonté de domination pour ne se tourner que vers Dieu, son Père ?
Une telle interprétation reviendrait à méconnaître totalement le message de l’Évangile du Christ. Pourtant elle a souvent été employée par ceux qui trouvaient intolérable qu’au nom de ce même Évangile, des chrétiens, (évêques, prêtres ou laïcs) s’engagent sur un terrain politique pour que l’inaliénable dignité de la personne humaine soit reconnue et que la justice soit rendue.
Non, Jésus ne se désengage pas du terrain social ou économique de la vie des hommes. S’il s’est incarné dans l’histoire des hommes, c’est pour assumer le tout de l’humanité de ses frères. Il est le Fils de ce Dieu qui, à l’aube de l’histoire d’Israël, a crié sa compassion devant la misère de son peuple : « J’ai vu, j’ai vu la misère de mon peuple qui est en Égypte. J’ai entendu son cri devant ses oppresseurs. Oui, je connais ses angoisses. Je suis descendu pour le délivrer » Ex. III, 7.
Jésus est donc, en quelque sorte, la manifestation, en notre humanité, de ce Dieu Miséricordieux, c’est-à-dire qui connaît par le coeur de la misère de chaque homme, l’angoisse de ne pas savoir de quoi demain sera fait, la solitude extrême jusqu’à ne plus se sentir reconnu et aimé. Et ce Dieu ne fait pas qu’entendre. Il vient pour « libérer ». C’est ainsi que Jésus définira sa mission à Nazareth : « L’Esprit du Seigneur est sur moi, parce qu’il m’a consacré par l’onction, pour porter la Bonne Nouvelle aux pauvres. Il m’a envoyé annoncer aux prisonniers la délivrance renvoyer en liberté les opprimés. » Lc IV, 18.
Le chemin de Jésus dans l’histoire des hommes passe donc par la libération effective et concrète de la misère et de l’oppression pour que chaque personne puisse reconnaître de quel amour elle est aimée.
Du même coup, voici le pouvoir de César soumis à un critère essentiel de justice et d’équité : ce pouvoir qui, comme le dira plus tard Jésus à Pilate, lui a été donné « d’en haut » n’a de sens que s’il est au service de la dignité de chaque personne humaine dans son intégralité et de tous les hommes dans leur égalité et leur unité.
Quant à savoir s’il faut payer l’impôt à César, c’est-à-dire s’il faut choisir telle ou telle stratégie économique ou politique face aux situations humaines complexes qui engendrent la misère, Jésus, en invitant à « rendre à César ce qui est à César » renvoie chacun à sa responsabilité, à sa raison, à son intelligence, à sa liberté. Il n’y a pas lieu de « sacraliser » tel ou tel choix politique, en se réclamant directement de Dieu. L’important, c’est que chaque disciple du Christ, éclairé et soutenu par la Parole de l’Évangile, s’engage avec lucidité et compétence pour combattre l’exclusion, faire reculer la misère et mettre en cause César lorsqu’il laisse s’installer l’iniquité.
Et Jésus nous montre le chemin de cette libération. Il passe par la solidarité et la proximité concrète des plus petits et des plus pauvres. Il va jusqu’à se faire l’un d’entre eux, à partager leurs conditions de vie, leurs souffrances et à vivre avec eux ce chemin de libération.
Depuis que Jésus s’est assimilé à celui qui a faim, à l’étranger, au prisonnier, au malade, les disciples du Christ savent que c’est chez les plus petits de leurs frères que doivent commencer leurs solidarités. C’est ce qu’a manifesté la vie de Monique Maunoury, venue s’installer dans les années quarante, dans une baraque de la rue Barbès, ici, à Ivry, à la suite d’une interpellation des gamins de la « zone » : « T’as qu’à rester chez nous ! » Et elle a vécu le reste de sa vie avec eux.
De ce combat contre la misère, les chrétiens n’ont pas le monopole. Comme ceux de cette paroisse d’Ivry, ils se retrouvent au coude à coude, avec d’autres partenaires qu’ils soient du Secours Catholique ou du Secours Populaire, de telle ou telle association de défense des droits de l’homme, qu’ils croient au ciel ou qu’ils n’y croient pas. L’urgence d’accueillir ceux qui n’ont plus aucune place dans la société est telle, le défi de la misère est si grand, que tous, dans ce combat, sont appelés à devenir compagnons d’une même humanité.
Oui, ce chemin de solidarité est ouvert à tous. Les plus humbles y ont leur place. Il y a autant d’honneur à tricoter des bonnets de laine pour ceux qui ont froid l’hiver qu’à animer un centre de réinsertion sociale. L’important c’est le coeur qu’on y met, l’humilité dont on fait preuve, la capacité d’aller jusqu’à donner sa vie.
Madeleine Delbrel, autre habitantë d’Ivry et membre de cette paroisse, écrivait déjà ceci en 1938 : « Chaque petite action est un événement immense où le paradis nous est donné, où nous pouvons donner le paradis. Qu’importe ce que nous avons à faire : un balai ou un stylo à tenir Nous autres, gens de la rue, croyons de toutes nos forces que ce monde où Dieu nous a mis est pour nous le lieu de notre sainteté. »
Références bibliques :
Référence des chants :